Recensie van “Les trois vies de Robert van Gulik” in Journal de Genève et Gazette de Lausanne, 9 februari 1997
Diplomate de carrière, l'auteur des fameuses enquêtes du juge Ti était un sinologue réputé: trois existences qu'il a menées de front avec un appétit de savoir jamais rassasié, comme le montre sa biographie.
Si la précocité d'esprit et la multiplicité des dons sont les signes du génie, alors Robert Hans van Gulik (1910-1967) en est un: dès son enfance à Java où son père est médecin colonial, il se passionne pour le théâtre d'ombres wayang au point de rédiger, à onze ans, un mémoire illustré qui décrit les poupées, le décor et la musique, le contenu des pièces et le rôle des personnages. De retour aux Pays-Bas en 1923, le lycéen entreprend seul l'étude des caractères chinois et achète une grammaire de sanscrit. Le linguiste Uhlenbeck, qui vient de prendre sa retraite, accepte de lui donner des cours privés de sanscrit et plus tard de russe.
Reconnaissant, van Gulik écrit pour son vieux maître dont la vue baisse un dictionnaire English-Blackfoot à partir des milliers de fiches sur la langue des Indiens Peigans que Uhlenbeck a établies mais ne peut plus déchiffrer. Cosigné, ce dictionnaire est publié par l'Académie royale des sciences à Amsterdam.
Mais à vingt ans (il en paraît dix de plus et mesure deux mètres), au lieu de la carrière universitaire toute tracée qui l'attend, van Gulik choisit d'étudier le chinois et le japonais pour devenir chargé d'affaires à Batavia, avant de s'orienter vers le service diplomatique. Etudiant à Leyde, il se met en ménage avec la jeune veuve d'un archéologue qui lui fait découvrir les milieux artistiques et littéraires d'Amsterdam, de Bruxelles et de Paris.
Le futur sinologue goûtera toute sa vie les plaisirs de la table, la présence des femmes et… l'apprentissage des langues étrangères: impossible de dénombrer les unes ni les autres! Van Gulik est un être secret et ses biographes, qui l'ont pourtant connu et ont eu accès à ses agendas pour raconter sa vie dans ces 350 pages, reconnaissent qu'un voile de mystère l'entoure encore. On sait cependant qu'il s'est initié comme par jeu à une quinzaine de langues au moins - du coréen au swahili et de l'ourdou à l'arabe. Et que sa parfaite connaissance du chinois classique étonne «mademoiselle Shui», qu'il épouse à trente-trois ans et avec laquelle il aura quatre enfants.
Van Gulik n'est pas un diplomate ordinaire. Dès son premier poste au Japon, puis en Chine, en Inde, au Moyen-Orient, en Malaisie et de nouveau au Japon et en Corée, il s'arrange pour s'acquitter rapidement des devoirs de sa tâche afin de se consacrer à ses vraies passions: la lecture, l'étude des langues, la pratique de la calligraphie et du luth classique (à Tchong-King, sa virtuosité lui vaut de faire partie de la très fermée «Société du Vent Céleste»), les recherches érudites, la visite des musées, l'achat de livres et d'reuvres d'art — sans oublier le billard ou la gastronomie.
Sa curiosité et ses multiples rencontres lui font accumuler mille connaissances, d'où l'impunité dont ce conservateur anticonformiste jouit auprès de ses supérieurs, séduits par ses informations sur les sociétés secrètes chinoises, par exemple, alors même qu'ils n'apprécient guère sa conception très personnelle des horaires de travail d'un fonctionnaire. «On ne savait jamais s'il allait suivre nos instructions à la lettre, dira un de ses chefs, mais on savait qu'il ne ferait jamais de bêtises.» Comme savant, l'indépendance d'esprit de van Gulik le fait se tourner vers des sujets inexplorés de ses confrères. Le cuIte du cheval, la poésie du luth, la sexualité dans la Chine ancienne, le montage des peinture sur rouleaux, l'amour des gibbons sont quelques-uns des thèmes de ses travaux d'érudition. Quant aux enquêtes du juge TI, écrites en anglais, l'idée en est venue à ce grand amateur de romans policiers au Japon, où il est en poste de 1948 à 1951. Parce qu'il juge médiocre Ia production locale, il traduit un vieux roman policier chinois qu'il publie à compte d'auteur. Le succès rencontré, et le fait que les Japonais ne pensent pas à exploiter cette veine à leurs yeux trop peu exotique, incite van Gulik à s'y risquer lui-même: un premier titre commencé lors d'un séjour à l'hôpital sera suivi d'une quinzaine d'autres — tous traduits en poche grâce à Christian Bourgois, éditeur de la présente biographie.
Le personnage central en est un fonctionnaire lettré, intègre et perspicace, le juge Ti, qui a trois épouses mais vit dans un monde d'hommes, entouré de serviteurs dévoués au caractère bien marqué: le fidèle sergent Hoeng (dont la mort déclenchera des protestations de lecteurs) et trois anciens bandits ramenés par le juge dans le droit chemin, le bohème Ma Joeng, le courageux Tsiao Taï et le rusé Tao Gan. Si le cadre et les personnages sont chinois, l'intrigue s'inspire de la tradition anglaise de la déduction.
Fait notable: c'est pour illustrer d'un dessin de femme nue, à la demande de son éditeur, la couverture de The Chinese Maze Murders (roman d'un «charme et d'une fraîcheur rares», selon Agatha Christie) que van Gulik est amené à s'intéresser aux estampes érotiques de l'époque Ming, alors méconnues, qui seront à l'origine de son essai sur La Vie sexuelle dans la Chine ancienne (traduit chez Gallimard en 1971).
Van Gulik avait envisagé d'écrire un pendant à cet ouvrage, sur le thème de la mort, pour lequel il avait commencé de réunir poèmes et récits, certains «si beaux qu'ils te font courir des frissons dans le dos», confiait-il à un ami. Lorsqu'il apprend qu'il est atteint d'un cancer incurable, son attitude est celle d'un sage qui dissimule la gravité de son mal à sa famille, règle ses affaires financières, travaille d'arrache-pied pour terminer deux livres et meurt sereinement deux mois plus tard, persuadé que tout icibas est éphémère. Ce que suggère ce fragment d'un poème de Wang Wei (599-759) qu'il aimait: «La lune s'élève au-dessus des montagnes et éclaire mon luth. / Tu te demandes: «Quel est le sens de toute l'existence?» / Ecoute, le chant des pêcheurs te donne la réponse, / Quand ils rentrent au port dans la brume du soir.»
Isabelle Martin