Recensie van “Les trois vies de Robert van Gulik” in een onbekende krant, datum onbekend
Créateur de l’inoubliable Juge Ti, le Sherlock Holmes chinois, ce diplomate faisait l’admiration des lettrés asiatiques. Claude Roy regrette de ne l’avoir jamais rencontré.
Malgré ses trois vies, je n’ai jamais pu rencontrer Robert Van Gulik en Amérique ni en Asie. J’étais en Chine, il était en Inde. J’étais à Tokyo, il était à Kuala Lumpur. Et quand nous aurions pu enfin nous rencontrer, il était à Nagasaki alors que je passai par Hongkong. Ce n’était pourtant pas faute d’entendre parler partout de ce diable d’homme. Me voyant intrigué par l’écriture siddham du tantrisme, Kuo Mo-jo me dit avec nostalgie: « Ici, seul Van Gulik connaît les arcanes du Mantrayana. Mais il est loin… » Des amis de Shanghai me parlaient de la manie de Van Gulik d’apprendre au vol cinq ou six langues qu’il était agacé d’ignorer, du sanscrit au swahili, du portugais au cantonais. On disait de lui qu’il vivait sa vie chinoise, sa vie japonaise et sa vie de diplomate néerlandais.
Trois vies? C’était trop peu pour l’appétit de savoirs de ce Hollandais volant. Sinologue toujours sur le qui-vive des langues, haut fonctionnaire dédaigneux de la bureaucratie mais informé de tout ce qu’il faut connaître quand on est ambassadeur, ami des femmes aimables, notre orientaliste était également connaisseur en cuisines et en boissons. Maîtrisant le luth chinois à sept cordes, virtuose en calligraphies chinoise et japonaise, apprenant au passage le tibétain et le coréen, collectionneur passionné et érudit passionnant, connaissant à fond les rituels des offices bouddhistes et le cérémonial des temples zen, Robert Van Gulik était par-dessus le marché un spécialiste de l’érotisme oriental, l’éditeur d’un traité classique, «la Vie sexuelle dans la Chine ancienne», et l’auteur de dix-sept romans policiers chinois, dont le sagace héros est le Juge Ti, subtil comme un détective d’Edgar Poe et clairvoyant comme un lettré classique.
La documentation de Van Gulik sur le Juge Ti reposait sur exactement deux lignes des Annales de la dynastie Tang: « Pendant la première partie de sa carrière, le juge Ti trouva la solution de centaines d’affaires criminelles complexes. » A partir de ces données vraiment brèves, Van Gulik a « remonté » dix-sept mécaniques de haute précision, si gracieuses que presque vivantes. Il a animé une foule de personnages chinois, des courtisanes aux empereurs, des militaires aux magiciens, des négociants aux médecins, des moines aux cambrioleurs. Les animaux eux-mêmes rendaient les armes de la zoologie à ses connaissances. Ayant lié amitié avec de charmants gibbons malicieux, il leur consacra à ses moments perdus (qui n’étaient jamais perdus) un livre à la fois savant et amical, qui immortalisera peut-être la guenon Ginger, une des intimes de l’ambassadeur Van Gulik. (II avait emmené en Malaisie quand il y fut en poste les gibbons Piddler et Cheenee, ses fidèles.) Mais il était également en excellents termes avec les serpents blancs et les hérissons de la résidence diplomatique.
Admiré par les lettrés chinois et japonais, Van Gulik était aussi un auteur populaire. Il fut surpris quand ses amis orientaux lui exprimèrent leurs doutes quant au succès possible de « polars » chinois. « Ce n’est pas assez exotique », lui répétait-on. L’exotisme, à leurs yeux, c’était ce qui se passait à New York, Paris ou Chicago. Mais le succès du « Squelette sous la cloche » balaya les réticences des lecteurs. Comme il se demandait si ses critiques n’avaient pas raison, il publia ses premiers policiers à compte d’auteur — et gagna une petite fortune. D’autres conseillers expliquèrent à Van Gulik que l’art érotique chinois avait disparu. Il n’en crut rien, et après avoir exploré les bouquinistes et les amateurs, il publia un album précieux, « Estampes érotiques en couleur de la dynastie Ming ».
La sagesse de Van Gulik était toute relative. Avec les années, la soixantaine approchant, il est moins amateur de jeunes filles, mais continue à fumer sans arrêt. Il découvre vite qu’il est atteint au lobe droit d’une tumeur cancéreuse. Il prend grand soin de cacher sa maladie à sa femme et aux siens. Il consacre ses dernières forces à son livre sur les gibbons, « ce “labour of love” qui me tenait à cœur ». Il corrige le manuscrit du dernier volume de la série du Juge Ti. Il regrette de n’avoir plus le temps ni les forces d’entamu son livre sur la mort en Chine, pendant de son ouvrage sur la vie sexuelle. « Il est trop tard, dit-il. Je suis trop près de la mort. » Il traduit un dernier poème de Wang Wei: « Je suis las de la vie! Je vais dormir à demi, là-bas, dans les montagnes du Sud! Je pars. Ne me demande pas où je vais! Partout et toujours les nuages blancs s’étirent dans le ciel.»
Claude Roy